MANNEQUINS ET SANTé MENTALE : L’ANOREXIE N’EST QUE LA PARTIE VISIBLE DE L’ICEBERG

Permettre aux mannequins de se réapproprier leurs corps dans l’exercice d’un métier dont l’essence même est de les en déposséder : c’est la mission que se donne chaque jour Mégane Lemiel dont la double carrière de mannequin et psychologue l’a conduite à s’adresser à cette catégorie particulière de professionnelles.

Rencontre avec une femme qui veut faire bouger les lignes de l'industrie de la mode.

"Les mannequins ont du mal à parler de ce qui leur arrive et de leur mal-être"

Si on pense surtout aux paillettes et aux cachets à cinq chiffres, le quotidien de mannequins se trouve jalonné de défis pour leur santé mentale, au-delà même des troubles alimentaires auxquels beaucoup sont sujettes.

Manque d’estime de soi, dysmorphie, anxiété voire dépression : souvent tabous, les maux invisibles dont souffrent celles qui semblent pourtant menée une vie rêvée révèlent en filigrane les limites d’une industrie du paraître qui, encore aujourd’hui, fait de la santé mentale (l’avant)-dernière de ses priorités.

Marie Claire : Comment en êtes-vous venu à passer de mannequin à psychologue ?

Mégane Lemiel : J'ai commencé le mannequinat à 16 ans, à Bordeaux, avant d’être placé dans d'autres agences partenaires aux États-Unis, en Angleterre, en Italie et en Allemagne.

Ça m'a permis de voyager pas mal, d'apprendre à bien parler anglais… mais je n’avais pas envie de faire que ça. Après une année de césure, j’ai donc décidé de reprendre mes études et de faire des études de psychologie.

Ça m'a bien plu et je me suis rendu compte qu'il y avait quelque chose à faire avec le corps de la femme, la façon dont il était vu aujourd'hui, le mannequinat…Ces thématiques étaient peu étudiées et, selon moi, méritaient de l’être.

Je me suis donc spécialisée en effectuant des travaux de recherche sur ce sujet, tout en continuant le mannequinat sur mon temps libre.

Puis, en déménageant à Paris, j’ai commencé à travailler avec Hélène Leduc qui est à l’origine de l’association SEAMS. C’est une structure pensée pour aider les mannequins en situation de précarité, d’autant plus qu’avec la crise du Covid, elles ont été laissées complètement toutes seules, sans accompagnement.

Certes, il y a des problèmes d’anorexie mais il y a aussi tellement d'autres choses ! Elles ont un rythme de vie qui n’est presque pas humain, des injonctions qui ne sont pas humaines, des expériences qui indigneraient n’importe qui !

J’ai donc essayé de ramener un petit peu d'humain dans tout ça, dans cette activité et d'en comprendre les rouages. C’est dans ce contexte que j'ai monté Psychologue Mannequin et créé cette ligne d'écoute spécialisée qui n'existait pas auparavant. Et ça fonctionne bien !

En réalité, il y a beaucoup de tabous dans cette profession. Les mannequins ont du mal à parler de ce qui leur arrive et de leur mal-être. Je trouvais ça hyper important de créer cet espace "safe" en dehors des agences.. Et à part leur agent, elles n’ont pas vraiment d’interlocuteur à qui se confier.

Parlez-nous de votre approche du mannequinat par la psychologie

De façon générale, j’ai une approche très humaniste, très hollistique : pour moi, les mannequins sont avant tout des personnes. Le côté mannequin, ce n'est que le versant professionnel.

J’essaie ainsi d’analyser toutes les sphères de leur vie. On se rend compte d'ailleurs que, souvent, certaines de ces sphères sont atrophiées, notamment la sphère sociale et amoureuse, car le mannequinat prend souvent le dessus sur tout le reste.

L’idée est d'essayer de reconstruire tout ce qu'il y a en dehors de cette profession. Ça peut passer par une activité sociale, du sport, une activité créatrice, un autre métier parallèle, retisser les liens avec un entourage qui ne comprend pas forcément cette profession.

Il y aussi souvent une reconstruction à faire au niveau de l'estime de soi, de la confiance en soi et de l'image du corps.

Diriez-vous que la psychologie et la santé mentale des mannequins sont des sujets tabous ?

Très souvent ! C’est l’idée qu'on ne va pas plaindre les mannequins parce qu'elles ont choisi cette profession.

Il y a le glamour, la vision d'un accès à un statut social privilégié, et l’idée qu’elles sont l'incarnation des plus belles femmes de la planète.

Il y a encore beaucoup de stéréotypes sur les mannequins qui sont complètement erronés. En fait, elles ne se rendent pas compte qu'elles font partie de cette "élite de la beauté" et, surtout, elles sont continuellement mises en compétition avec d'autres femmes et remettent en question leur beauté en permanence.

Si elles ne sont pas validées lors de castings, c'est qu'elles ne sont "pas belles". Elles sont aussi presque en compétition avec elles-même, avec cette idée qu’elles n’ont pas le droit de se sentir mal.

Il y a parfois aussi de la jalousie dans leur entourage liée au fait qu'elles gagnent parfois plus d'argent en une journée que leurs parents en un mois. Sans compter les amis qui ne comprennent pas forcément cette activité et ne se rendent pas compte de la réalité derrière.

Quels sont les troubles les plus communs parmi vos patientes ? 

Je dirais que les problématiques sont les mêmes, mais qu'elles ont pris une ampleur encore plus grande avec l'apparition des réseaux sociaux.

Ce qu'on retrouve, ce sont tous les troubles liés à l'image corporelle, à l'estime de soi et les troubles des conduites alimentaires bien évidemment. L’anorexie, dont on parle beaucoup, n'est que la partie visible de l'iceberg.

On constate de la dysmorphophobie et des troubles anxieux, notamment depuis la restructuration du métier et l’arrivée de la concurrence des influenceurs.

Ces derniers peuvent développer leur activité administrativement en tant qu’auto-entrepreneur, alors que les mannequins doivent obligatoirement passer par une agence.

Or ces frais de représentations ont forcément un impact sur leur tarifs, moins alléchants pour les marques que ceux des influenceurs.

Il y a même certaines mannequins qui se demandent si elles ne devraient pas devenir influenceuses car, avec une communauté, elles pensent qu’elles seraient plus attrayantes pour les marques dans la mesure où elles attireraient des potentielles consommateurs grâce à leur followers. Or être influenceur, ce n'est pas donné à tout le monde : il faut savoir vendre et se vendre.

En parallèle, les marques n’hésitent pas non plus à demander des "sale tapes", soit des vidéos qu’elles doivent faire chez elles, toute seule avec leur téléphone au lieu de se rendre à un casting classique.

On va leur dire : "Pour demain 10 h, il faut m'envoyer une vidéo où tu danses autour de la table avec un produit". Ça peut être anxiogène.Certaines demandes sont la veille pour le lendemain, exigent une grande disponibilité… sans être rémunéré.

Enfin, il y aussi des mannequins qui viennent me voir en me disant : "Je sais pas si je dois prendre du poids pour devenir plus-size ou en perdre pour être "mannequins dans la norme". Et ce n'est pas normal d'en arriver là.

Est-ce que les lois votées pour lutter contre l’anorexie des mannequins ont créé des effets positifs sur leur santé, physique et mentale ?

Ces lois ou encore les chartes de bonnes conduites de certains grands groupes de luxe ont permis certaines avancées, dont une meilleure écoute des mannequins.

Mais dans les faits, certaines vont boire tout de même un litre d'eau avant la pesée, par exemple, pour augmenter artificiellement leur poids et j' entends toujours des agences qui incitent à mincir avant les castings importants ou la Fashion Week. L'injonction à la maigreur existe toujours. 

Comment vous l'expliquez ?

Pour certains, c’est la faute aux prototypes des vêtements conçus pour les défilés et les shootings, qui sont souvent produits en une seule taille, qui va être du 32 ou du 34.

Il y a un vrai travail d’éducation à faire au niveau des marques.

Est-ce qu'il y a un profil type des mannequins que vous suivez en cabinet ?

Ce sont généralement des femmes entre 23 et 25 ans, qui ont commencé le mannequinat il y a un petit moment et qui commencent un peu à être dans la désillusion, dans la remise en question.

Elles se rendent compte que ce n’est pas aussi glamour que cela. Et beaucoup ont du mal à l’accepter.

D’autres encore prennent conscience de leur "date de péremption", du caractère souvent éphémère d’une telle carrière et s’interrogent sur la mise en place d’une autre activité professionnelle en parallèle.

Notre rôle est alors de développer d’autres identités au-delà de celle de mannequin.

Enfin il y a des patientes qui sont à un stade plus avancé de dépression, soit parce qu’elles s'ennuient, soit parce qu’elles reçoivent moins d'appels de leur agence.

Elles se demandent alors si elles sont trop vieilles, pas assez jolies, si elles doivent changer d’alimentation ou de physique pour continuer à travailler.

Combien de temps en moyenne dure une thérapie ?

Généralement, je vois mes patientes au moins 4 à 5 séances. Et puis après, ce que l'on fait, c'est qu'on continue par mail - car ça leur permet de poser des mots sur leur réalité - avec des séances tous les mois ou tous les deux mois en présentiel.

Je vois que ça leur fait beaucoup de bien, aussi parce que ce sont souvent des personnes qui sont très isolées et très seules.

Constatez-vous des différences entre les mannequins homme et  femme ?

Je n’ai que des patientes femmes pour le moment. Mais j'ai l'impression que les mannequins hommes sont plus armés, généralement parce qu'ils commencent le métier un peu plus tard.

Souvent, ils ont fait des études ou ils ont un autre boulot à côté. J'ai aussi l'impression aussi qu',on les laisse un tout petit peu plus tranquilles au niveau du physique, du corps. Du moins à un niveau commercial.

Et c'est vrai qu'ils ont aussi, contrairement aux femmes, plus de facilités à parler, à dire ce qui les ennuie et à dire non. Les femmes osent moins parce qu'elles se sentent coupables, jugées, elles culpabilisent. Elles ont honte.

Est-ce que des problématiques de harcèlement sexuel, d'agression sexuelle qui sont évoquées en séance ?

Je dirais même qu'on est dans la banalisation du harcèlement moral et sexuel, elles ne s’en rendent même pas compte.

Elles vont me dire des choses du genre : "Je n'avais pas de coin pour me changer, donc j'ai dû le faire devant tout le monde". C’est comme si leur corps pendant le travail ne leur appartenait plus. Elles laissent passer des gestes, une pudeur qu'elles n'ont plus à ce moment-là.

Ça nécessite donc un grand travail de prise de conscience pour qu’elle puisse ensuite refuser ce genre de situation.

En revanche, je ne suis pas là pour faire de l'injonction. J'amène juste à la prise de conscience. C’est très lent, mais ça leur permet en tout cas de prendre conscience de la réalité dans certaines situations. Je veux juste leur inciter à prendre assez confiance en elles pour pouvoir dire non quand elles se retrouvent dans ces cas.

Avez-vous déjà été contacté par des agences de mannequins ou des marques pour assurer le bien-être de leur mannequins ?

Il y a eu un partenariat entre l'association SEAMS et Elytiz, une agence de mannequins éthiques dirigée par une ancienne mannequin qui connaît bien les problématiques et qui a envie de bien faire les choses.

Les retours avaient été assez chouettes ! Après, dans les agences de mannequins, les booker sont censés être formés en psychologie et/ou en nutrition.

Voilà, donc en théorie, ils n'ont pas besoin de soutien. Ce que je trouve dommage, car apporter une vraie aide psychologique aux mannequins pourrait les aider notamment à garder un bon mood, une bonne énergie notamment lorsqu’elles ne sont pas embauchées après un casting. Il y a, de toute évidence, encore beaucoup de travail !

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